La Havane – Cuba 1997

FRANCOISE STEURS

Les plateaux sont immobiles.
Horizontale.
L’oeil d’Edouardo scrute.
Scrute la moindre oscillation.
Le moindre vol d’aile au vent absent
Eduardo scrute
L’acier usé
Le balancier
Tôle gondolée
Galvanisée
Astiquée par tant d’années de pesées

Le temps lui a volé
Les gamins rieurs
Les cacahuètes sucrées
La musique qui chatouille les jambes.

L’homme est ratatiné derrière tout ce qui lui reste :
L’étal en bois raboté
La balance
Le toit de tôle,…
Le même homme, Eduardo
Haut en couleurs
Si vif au temps où son corps sec et fier arpentait les quais dès l’aube.
Le retour des chalands.

Au moment où les poissons agitent encore l’argent de leurs écailles
L’oeil effrayé
Comme s’ils savaient le son sec de la lame d’acier sur le bloc de bois.
Tête tranchée.
Viscères arrachés, jetés à même le sol.
Terre brûlée
Poussière
Les babines des chiens, les dents pointues des chats, les museaux dégoulinants de sang, d’odeurs fortes.
Dépecés les jolis poissons aux écailles vertes, rouges ou oranges
« Amigos, les meilleurs filets de Trinidad ! Arriva, Arriva !
C’est du frais, c’est du bon, c’est l’poisson à TONTON ! »

Le sourire
Le sourire d’Eduardo
Une bouche large et généreuse
Des chicos blancs
L’éclat d’or brillant de l’incisive au soleil fort.

Eduardo chante
Eduardo danse
Bossa nova
Jouissance de l’homme comblé
D’abondance
D’éclat polisson en prunelle d’oeil
Eduardo chante
Eduardo danse

C’était…
C’était quand déjà ?

Eduardo n’y pense pas
L’oeil rivé sur l’horizontalité des plateaux de sa balance
Vide
Sur son étal
Vide
Sur le marché alentours
Vide

A l’endroit de cette photo en noir et blanc
Rien que le reflet pâle d’un passé
Inscrit en fond de l’oeil
De l’oeil mélancolique d’Eduardo

26 septembre 2020, Françoise Steurs
auteure

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