LE GRAIN DES CHOSES.

Pierre Hemptinne
écrivain, membre de Culture & Démocratie

Regarder jouer les grains du plurivers

Les tensions de l’œil. La relation aux choses.

Nos regards sont formatés par l’imaginaire de la modernité occidentale, son récit de l’exploitation et exténuation sans état d’âme de la planète, comme triomphe de la raison. Le marketing, sous toutes ses formes, est une formidable fabrique du regard : il organise nos relations aux choses, selon leur prix, comment les désirer, les dévorer des yeux, leur seule raison d’être étant d’assouvir nos besoins et envies. Que ce soit dans l‘industrie touristique ou culturelle, les recommandations balisent les expériences esthétiques, standardisent le travail de l’interprétation, synchronisent les subjectivités selon la liste de « ce qu’il faut voir ». 

La mise en jachère de ce qui n’est plus réellement vu, de ce que l’on voit sans voir est de plus en plus considérable et de moins en moins accessible, à moins d’une démarche volontaire pour exorciser l’utilitarisme. L’ensemble des lieux de vie et des milieux , tout l’habiter humain attend de révéler sa porosité et l’hétérogénéité des conditions de son établissement.

Ca ne tient jamais seul, du simple fait humain, mais en solidarité avec la trame des matières, des configurations géologiques et météorologiques, des us et coutumes des espèces voisines, des envies intriquées de voir l’ailleurs.

Raconter : errance et regard, à pas lents, en tous sens. Glaner les accrocs.

Le récit capitaliste est lisse, rapide, maintient une cloison étanche entre humain et autre qu’humain. Alors que tous les avis convergent vers la nécessité de changer de modèle en pratiquant le régime d’interdépendance. C’est la voie à suivre pour restaurer l’habitabilité de la planète.

Or, pour qu’il y ait interdépendance, des zones d’accroches sont indispensables. Il faut que la magie des « atomes crochus » reprenne ses droits, imprévisibles. Il faut du grain à moudre, des accrocs qui arrêtent le regard, parlent, invitent. La maraude, la cueillette de ces accrocs bienfaiteurs, ça découle de l’errance. Ce que fait Malik Choukrane.

Errance n’est pas synonyme de vacuité. C’est un régime d’attention au monde, un état de veille consistant. Une manière d’arpenter le monde. Comme l’écrit la sociologue Geneviève Pruvost : « (…) dans le Nord global, trop peu de gens marchent à pas lents (comme le font les personnes à mobilité réduite) et en tous sens (à la manière des enfants, des adolescents, des animaux et des plantes en liberté), pour prendre la mesure de ce qui vit et ce qui meurt un peu partout. » (p.480) Pour dire, qu’ici, « errance » rime réellement avec « démarche », se laisser porter par ses pas.

Du cadrage. L’intuition et l’amorce d’autres récits.

Le cadrage du photographe, selon ses pas et son passage au sein de ce qui vit et meurt, est chaque fois à la jonction du réflexe et de l’acte volontaire, déclenché par l’intuition que quelque chose, là, surgit ou va surgir. L’appareil, la technique, le numérique s’effacent, sont interfaces, intermédiaires. Le photographe sait et sent pourquoi il appuie. Pour le tiers, ce qui en résulte est un prélèvement du réel à découvrir, expertiser, reconnaître. De prime abord, un tableau quasiment abstrait.

Prenons cette image qui éblouit, jouant avec un cliché inconscient d’atmosphère méridionale : une étendue de murs plus que blancs avec azur profond. Sauf que le blanc ici ne parvient pas à imposer une paroi parfaitement immaculée, hermétique. Comme ces tableaux qui laissent deviner des repentirs, la matière du blanc est « ouverte », exposée. On en découvre la trame. Ses différentes strates. Le bêton brut, les enduits préparatoires, la poussière, l’effritement. La tentation du virginal absolu échoue : une ou deux cactées semblent en procéder, en traduire la face cachée ; un feuillage dense en émerge, avide de liberté ; des tessons de bouteille garnissent son arête. L’électricité y pénètre par un bricolage aérien. Ce qui semblait lisse devient un agrégat d’éléments hétérogènes. Le regard ne glisse plus sur du déjà connu (le cliché), il est accroché, retardé, dévié, il entre dans la profondeur matérielle et une autre temporalité (le temps que prend le cerveau pour raconter ce qu’il voit), amorce un autre rythme narratif.

Le jeu des membranes, bricolage et cabane, passages entre présence et absence.

L’attention errante a une prédilection pour ces surfaces qui, dans la minéralité des décors, oscillent faiblement, membranes entre dedans et dehors, intérieur et extérieur. Frémissements perceptibles aux coups d’œil furtifs. Les sacs plastiques récupérés, les toiles de jute usagées, les emballages cartons, les torchons qui se substituent aux vitres, aux volets, aux portes. Partout une architecture de « cabane » se greffe sur du dur abîmé, blessé, répare l’effritement des matériaux. Un mixte organique de nomade et sédentaire.

La déambulation a ses stations rituelles ; une plante tortueuse, déformée par la pression urbaine, mais fleurie en guise de bienvenue, dans son pot de fortune, à l’angle d’une maison, près de déchets végétaux, humus improvisé ; le monochrome strié d’un volet bleu, engoncé dans un mur éraflé, petit pan d’azur fossile, balayé par les palmes lourdes, tropicales, d’une végétation mélancolique ; la paroi plastique cramée, explosée, soulevée par la différence de température entre dedans et dehors, table de bistrot, sol pavé, lunules de lumières franches qui glissent au sol, entaillent l’ombre intérieure, décor d’un rendez-vous manqué, éternellement. L’image excite le désir de passer de l’autre côté, circuler entre présence et absence.

Des beautés inattendues, providentielles. Des rencontres qui changent. Autant de « premières phrases » de récits parallèles.

Cicatrices de coutures et scotch translucides, balafres compliquées sur plexiglas. Elles n’empêchent pas le dehors d’envahir l’espace domestique. Au contraire, cousues et agrafées de l’intérieur, purulentes, elles veillent à ce que le modelé vaporeux dans lequel se trouvent figées deux tentures ne s’évapore dans l’atmosphère, diluant un effet de sfumato qui enchante l’œil. Un bien précieux, précaire, improbable, en vitrine.

Bâti en ruines, entre démontage et remontage, abandon, gravats, tables de bistrot avec assiettes, carte des consommations renversée. C’est un labyrinthe de cloisons explosées, portes condamnées, surfaces réfléchissantes dans les entrailles, sorte de petit temple dédié au vide, palais des glaces disloqués où errent les fantômes d’un commerce social, où s’égare un soleil pâle. La beauté débusquée en ces tréfonds chaotique évoque un improbable refuge, un lieu où l’on apprend à vivre avec la dévastation.

Des objets désœuvrés, remisés, presque incongrus. Tellement beaux dans leur lumière et couleurs qu’ils intègrent quasiment le régime de l’art pour l’art. Le frigo commerçant débranché, à ses pieds un gros sac de semoule, peut-être bourré de déchets. L’engin orange et or se repose contre des lambris verts, en transition entre sa vocation fonctionnelle et l’appel de la poésie. Petit mausolée mobile d’une vie envolée. On retient son souffle, on se dit qu’il va bouger, démarrer, rouler, partir, comme ces objets vivants des dessins animés.

Près d’une surface minérale, sol lunaire piétiné, en équilibre sur une bordure sombre et humide, un caisson de fer forgé garni de panneaux de bois, et de cartons, un coffre foutraque, tombé du ciel, qui semble empli de lumière, de soleil à l’état pur. Derrière, dans l’ombre, des volets clos, le bas d’une porte de bois, ouvragée, aux montants sculptés. On se dit que tout cela va s’ouvrir pour accueillir le rayonnement astral ainsi livré à domicile.

Le regard et ses rythmes pluriels. L’œil et ses cosmologies.

Par-dessus le murmure d’une volée de mains terreuses sur le crépi, évoquant les premières images humaines, souterraines, une anfractuosité sommaire, pratiquée avec un outil percussif, d’où glisse un tuyau d’arrosage, maintenu par un éclat d’azulejo au motif raffiné. Contraste et subtiles intrications. L’errance est une expérience polyrythmique, pas une coulée linéaire. Ici, l’assemblée chorale des paumes et des doigts, instaure entre le regard et l’image, un sentiment d’eurythmie.

De certaines autres scènes affleurent au contraire l’arythmie angoissante. A travers le bleu cellophane, rigide et fracturé, le gouffre d’une maisonnée saccagée, comme étançonnée par l’ombre d’un châssis en croix et celle du geste photographique et, au-delà, loin dans le millefeuilles de matières troubles, l’esquisse d’une avenue, des palmiers alignés, aux toupets secs, légèrement secoués.

D’autres tableaux installent un suspens, une apesanteur. Une toile ou peut-être un « bête » panneau – voilà, il y a un doute –  appuyé contre un mur, retourné. Y a-t-il là une image cachée ? Une icône à n’exhiber qu’en certains rituels précis ? Papier chiffonné et, ex-voto insolites accrochés au cadre, Tétra Brick dans un sachet plastique, mégot froid. Un sol de cendrée et gravier sale. Détritus pulvérisés. Et, ombilic décomposé, une expulsion d’entrailles fossilisées, un entrelacs frissonnant de guirlandes ou restes de déguisement. A terre, comme la mue poussiéreuse d’un serpent. Les vestiges d’une très lointaine fête, d’une autre dimension, désormais inaccessible.

Le rhizome du regard pluriel

Le bas d’une robuste Mercedes bordeaux. Un parallélépipède de bois, évoquant une valise sans âge, garni de velours râpé aux angles et, dessus, offrande raffinée, un service à thé, en attente. Conciliabule multiculturel entre design germanique et rituel mauresque. Ou une superposition de tapis avec leurs motifs, leurs trames, leurs ambiances, palimpseste de tous les sols où il ferait bon se vautrer, autant de rêves d’intérieurs confortables, protecteurs, oniriques. A partir de là, une multitude de récits sont possibles. Chaque image est un embranchement narratif. Qui ouvre les imaginaires interstitiels. Qui délivrent de l’obligation d’aller d’un point A au point B de la façon la plus efficace au profit du regard pluriel sur la polyrythmie du monde, cherchant non pas l’universel vertical, mais la respiration du plurivers, horizontal et rhizomatique.

Pierre Hemptinne,
écrivain, membre de Culture & Démocratie

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