Dublin – Irlande 2012
STEPHANE VAN HOECKE
Elle s’est mise au piano.
C’était plus fort qu’elle, il le fallait.
Il y avait cet élan, cette envie, ce besoin de s’asseoir au piano de Yemma,
sa magnifique grand-mère.
Elle n’était plus venue ici dans cette maison depuis ses 9 ans.
« Tu es grande maintenant, tu n’as plus à aller chez ta grand-mère »,
lui avait dit son père.
La mère de sa mère… Celle qu’il détestait. Depuis… Depuis ce jour.
« Mais ça, je l’ai appris hier, le jour de son enterrement. »
Sa grand-mère lui avait appris à jouer du piano, elle avait à peine 4 ans.Les touches si blanches, si luisantes, si belles fascinaient la petite fille. Et puis les noires, plus hautes, plus courtes, plus belles encore.
Elle regardait les doigts ridés glisser avec légèreté sur les touches lisses.
Et puis quelle merveille cette sonorité qui s’élevait d’un coup au moment où elle appuyait sur la touche ! Un son pour la blanche, un son pour la noire….
Et puis un autre, encore un autre. Et puis comme en écho, les notes se répondaient, et s’assemblaient, jouaient ensemble !
Elle était fascinée.
Elle a regardé les nobles doigts potelés de sa grand-mère, puis les a suivis.
Les a imités. Et elle s’est mise à apprivoiser « cette armoire magique » comme elle disait du haut de ses quatre ans. Elle a appris à jouer.
Puis elle s’est engagée seule sur ses propres chemins de résonances.
À l’insu de son père.
Il ne voulait pas qu’elle touche le piano.
Il ne voulait même pas qu’elle s’approche du piano, et surtout qu’elle apprenne à jouer. C’était un non absolu.
Ce fut alors le grand secret entre elles.
Elle s’était entraînée à jouer en cachette de son père.
Pendant 5 ans, sa grand-mère lui avait appris à manier les touches, marier les notes, et faire se lever la musique du piano.
C’était comme une grande histoire qu’elle racontait, comme une découverte
de la vie. Une revanche sur la vie.
Souvent, entre deux notes, la petite fille avait demandé la raison de ce refus.« Mais pourquoi Yemma tu dis rien ? »
Sa grand-mère n’avait jamais rien dit.
À part, à part… — mais faut-il les redire encore une fois ? — ces trois mots… « Iblis, fatatan, bayt »*.
Trois mots qui résonnaient comme trois notes mal accordées…
Trois mots que la grand-mère répétait parfois quand la petite-fille insistait.
Mais elle ne lui disait rien de plus. Jamais. Elle ne lui a jamais rien dit de plus.
Et maintenant, elle est partie avec ce mystérieux secret caché dans le secret merveilleux de cet apprentissage.
Mais pourquoi donc ? Que s’est-il donc passé ?
Elle s’est mise au piano.
Les notes riaient, chantaient, s’envolaient.
Et posée sur le piano, une photo : sa Yemma.
La grand-mère souriait, elle lui souriait.
Et une larme a coulé jusqu’à se perdre dans son sourire.
* Diable, fille, maison
20 02 22, Stéphane Van Hoecke
Ecrivain
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